LLes pérégrinations musicales et souvent marécageuses de Pêrig Mahet

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Les soeurs Goadec

(Bretonnes bretonnantes)

Kiyoshi Hara 

(Non breton-bretonnant)

Youenn Gwernig

(américano-breton et bretonnant)

Jack Kerouac

(américano-breton et non-bretonnant)

Mouna Aguigui

(non breton et non bretonnant)

 

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Breton, langue furtive.

Paris début des années soixante. Premier déclic. Un jour, vers dix ans, j’entends par la fenêtre de la cuisine donnant sur la cour intérieure, au milieu des odeurs de merlan remontant du restaurant du rez-de-chaussée, un chant. Un chant lancinant. Dénudé. Tribal. Dans une langue rugueuse. Je me renseigne chez la voisine du sixième. Je savais que c’était de chez elle qu’émanait cette chose non identifiée. Je me souviens qu’elle ne m'a pas répondu tout de suite. Comme si elle avait honte. Comme si elle s’adonnait à un rite secret. Elle a dû me dire aussi que la prochaine fois elle fermerait la fenêtre. Qu’elle espérait qu’on n’avait pas été trop dérangé. Il a fallu que je demande plus tard à son fils Marcel, mon copain de classe, ce qu’écoutait donc sa mère en cachette sur son « mange-disque ». Lui, sans aucune inhibition, m’a montré en rigolant la pochette toute rabougrie d’un petit 45 tours artisanal. Avec une mauvaise photo en noir et blanc de trois grand’mères vêtues de noir. Leurs petites coiffes amidonnées enserrant leurs cheveux déjà grisonnants. Et leurs cols en dentelles bien ajustés. Les sœurs Goadec. Et des titres aux noms bizarroïdes. Je décidais d’en savoir plus…Enquête… Déjà en quête…

Lorsque j’ai demandé dans une grande librairie du quartier latin s’il existait une méthode pour apprendre le breton, les vendeurs ont d’abord ouvert de grands yeux. Puis ils ont franchement rigolé devant une demande aussi incongrue venant d’un gamin comme moi. Pour eux, j’étais déjà à l’Ouest. Mais l’expression n’avait pas encore cours. Devant mon insistance, ils ont tout de même appelé l’érudit de service, un vieil homme qui s’occupait des livres anciens. Il a longtemps réfléchi. Tout en tripotant machinalement la reliure en cuir, bouffée par le temps, d’un bouquin moyenâgeux. Il n’était pas sûr, mais y avait une petite épicerie bretonne rue Grégoire de Tours, au métro Odéon. Juste à côté du magasin d’instruments anciens tenu par Alain Vian, le frère de Boris. Là bas, oui, il avait cru remarquer dans un coin, entre la charcutaille et les grosses boites métalliques de galettes de Pont-Aven, un petit rayon consacré à une littérature qu’il qualifia, avec une petite moue de dédain, de « régionaliste ».

Le temps de traverser le quartier, j’entrais timidement dans la petite boutique. La vielle épicière d’abord me sourit, persuadée que, comme n’importe quel gamin, je venais lui acheter des caramels. Mais me dévisagea longuement, incrédule, lorsque je lui fis part de mes recherches. Oui, elle avait bien ce que je cherchais. Mais là encore, on eut dit qu’elle s’excusait. Et qu’à son avis, le breton n’était pas une langue qui s’apprenait. Contrairement au français qu’elle m’avoua avec fierté avoir pratiquement maîtrisé lorsqu’elle avait mon âge. Après de grandes difficultés, certes.

Finalement, elle m’enveloppa la petite méthode illustrée tant recherchée dans un papier paraffiné. Je crois qu’elle me l’aurait bien vendu au poids. Mais l’objet avait été laissé en dépôt-vente. Comme Il était incongru de sortir de son épicerie sans acheter une nourriture plus digeste, elle me proposa quelques tranches d’une andouillette qu’elle recevait directement de chez sa belle sœur. Elle fit rapidement l’addition dans sa tête. Mais en marmonnant toutefois dans sa langue natale. En remarquant mon sourire inquisiteur elle m’avoua qu’en français les chiffres étaient « trop bouleversés ». Et que ça, c’était au-dessus de ses forces, elle n’avait jamais pu s’y mettre.

Dans un premier temps, je pense que j’ai donné raison à l’épicière. Le breton ne s’apprenait pas. Probablement qu’il se causait. Entre semblables. De la même paroisse. Entre compères. Du même canton. Mais cette histoire de première lettre des mots qui changent à tout bout de champs et donc excluant dans la plupart des cas le recours au dictionnaire, cette orthographe fantaisiste, tronquée ou diluée, francisée à outrance, ou quelquefois receltisée en dépit du bon sens, boutait tout adepte hors de la pensée cartésienne raisonnable et raisonnée. Toutes ces chicaneries orthographiques et grammaticales, donc, me laissèrent pantois.

Cette petite musique furtive, ce petit air breton, soit disant vecteur d’un monde légendaire et merveilleux, était donc inaccessible. Il fallait s’y résoudre.

Les années passent et les saisons trépassent et renaissent au printemps. Par une belle soirée de l’An 66 je me suis laissé entrainer par Mouna Aguigui, un personnage mythique du quartier latin, dans un genre de happening au Centre Américain du Boulevard Raspail. Dans une petite salle, Mouna doit faire son show habituel. Invectiver les bien- pensants. Jouer quelques complaintes sur son orgue de barbarie. Bénir l’assistance avec son balai à chiotte en guise goupillon. Et vendre son journal « Le Mouna Frères ». Le genre de curiosité pittoresque dont raffolent les américains de Paris Vers la fin de la soirée, après une folkeuse californienne émule de Joan Baez, un poète rimbaldien avec écharpe homologuée et un turluteur québécois (tam ti de lam, di de la di dum, di del li dom, tarelitoum !) s’accompagnant aux cuillers, je me risque timidement à placer une de mes premières chansons en m’accompagnant avec une guitare qui traine dans un coin. La guitare est mal accordée. Je suis mal à l’aise. En plus, en plein milieu d’un couplet crucial, un gars entre dans la pièce en renversant une chaise. L’a pas fait exprès. Mais tout le monde se retourne. Il est revêtu d’un drôle de manteau poilu. Et porte en bandoulière une housse cousue maison contenant un instrument mal identifié. C’est d’ailleurs en voulant se débarrasser de son instrument qu’il a renversé la chaise. Et m’a fait bredouillé dans mon texte encore pubère. Je l’ai maudit à cet un instant, je crois. Je l’ai maudit très fort. Mais lorsque plus tard le gars a déshabillé l’instrument coupable de son velours grenat et qu’il en a égrené les premiers accords sublimes et cristallins, non seulement j’ai pardonné. Mais cette vieille fièvre oubliée m’a de nouveau saisi : La poupée qui fait non. Le succès de Michel Polnareff. Une poupée qui fait non, non, non et non. En breton. Sur une harpe. La première harpe celtique qu’il m’était donné de voir. Et d’entendre…Bécassine vengée !

A la fin de son petit récital, le jeune barde a été alpagué par les responsables américains du Centre. Pour des histoires de contrats. Même pas le temps de lui dire deux mots. J’avais promis à Mouna Aguigui de l’aider à ramener tout son attirail. Même pas retenu sont nom chelou à ce Cochevelou (*). Ai-je assisté alors à cet instant au réveil de la Culture Bretonne ? La fin de la honte ? 
Quelques saisons plus tard (et aussi après quelques lexiques de vocabulaire breton difficilement assimilés) me voici vadrouillant au hasard des rencontres dans le centre de la Bretagne…Ici, tu sais, on ne parle pas le vrai breton. Ca non

La vieille fermière de la forêt de Quenecan  me répond ça, lorsque j’aborde, avec pudeur, la question de sa langue maternelle. Il faudra deux bonnes heures de causette entrecoupée de longs silences ponctués par le battant de l’horloge ancestrale et de « éh oui, c’est comme ça ! » convulsifs avant qu’elle ne concède tout de même à lâcher quelques mots de haut-vannetais. Je ne comprends rien bien-sûr. Une bouillie de mots. Du Yod-Kerc’h verbal (*2). Mais enfin je suis heureux. Une jouissance. Une résonnance. Un frisson.

La vieille, elle, après s’être lâchée, ressemble à une petite fille ayant dit un très vilain gros mot. Elle pouffe. Elle rougit même. C’est vrai qu’elle n’avait plus eu l’occasion de s’exprimer devant quelqu’un d’étranger dans son idiome.

Quelques années plus tard, j’apprendrai la disparition de la vieille Suzanne. Probablement l’une des dernières locutrices de cette forme dialectale du breton. En tout cas la frontière linguistique aura reculé d’un seul coup d’une bonne dizaine de kilomètres. A moins que certains des chênes de la forêt de Quenecan ne conversent entre eux à nuit tombée. Ici, on ne parle pas le vrai breton.

Phrase cent fois entendue. Le vrai breton, était toujours parlé un peu plus loin. Selon les cas, dans un hypothétique Finistère. Dans une Ville d’Ys depuis longtemps engloutie. Ou bien pour d’autres, dans un obscur Morbihan resté sournoisement Gaulois. Toujours plus loin. Pour la majorité des paysans, le vrai breton, lavé de toute impuretés était niché dans des gosiers aseptisés d’universitaires aux dents blanches. Il fallait des gosiers sans caries pour parler de cette manière là. Des gosiers probablement désentartrés chez les parisiens. Ou pourquoi pas chez les japonais, allez savoir. Car une rumeur courait. Il y en avait un, de japonais, qui battait la campagne. Un « jaune ». Yeux bridés pire qu’un bigouden. Il déboulait sans prévenir dans les cours de fermes. Un venu de l’autre extrémité du Vieux-Monde, l’oriental. Quoi de plus étranger par ici ! D’abord, lorsqu’on l’apercevait, on se méfiait. On disait qu’est-ce que c’est que ça ? Nous vendre des tracteurs de là-bas, quoi ? Sont forts pour ça ces gars là. De loin, l’homme arrivait en faisant des petites courbettes. Comme les Samouraïs avant le combat. Très polis ces gens là. Trop polis pour être honnêtes. Va sortir un sabre et vous couper le kiki d’une seule volée. Mais le petit homme ne s’approchait qu’avec un petit cartable. Souriant. Trop souriant. Méfiance. Méfiance.  

Arrivé à portée de voix, le petit japonais se mettait à se présenter. Kiyoshi Hara ! C’était son nom. Jusque là normal. Le nom correspondait au personnage. Mais là miracle ! On tendait l’oreille. On avait pensé rêver quelques secondes. Puis on s’était dit qu’on avait mal entendu, qu’il continuait son discours en japonais, voire dans un français mal articulé… Mais non. C’était bien du breton. Pas le « vrai breton » de la radio. Le nôtre. Vous rendez-vous compte ! Un japonais. Un quasi extra-terrestre. En tout cas, un extra-terroir. La stupéfaction passée, les présentations faites, Kiyoshi Hara, de l’Université de Tokyo s’installait avec son petit calepin et son magnétophone. Et causait. Et surtout faisait causer. Réajustait le tir lorsque l’interlocuteur s’oubliait, pour faire l’instruit, à parler en français. Et repartait avec son petit trésor enregistré sous le bras. Ailleurs, très loin d’ici, il irait disséquer phonèmes et inflexions. Envisagerait même une hypothétique influence du gaulois résiduel sur l’accent tonique décalé du vannetais. Très loin d’ici. Dans un autre Finistère en inversion vidéo.

Croisés d’autres bardes. Glenmor, Gilles Servat dans un stage de breton. Mais aussi Youenn Gwernig, le temps de l’accompagner au violon sur une de ses chansons. « Tap da sac’h ! » ( Prend ton sac !)  Peut être un clin d’œil à son grand ami Jack Kerouac, qu’il avait connu lorsqu’il était parti vivre aux Etats-Unis. Jack Kerouac, l’un des pères de la Beat Generation. Jack Kerouac que Youenn avait ramené dans son Finistère natal peu de temps avant sa mort. Jack Kerouac lui aussi probablement habité par la quête de la petite musique du breton.
La suite on la connait. Les choses iront très vite et très fort. Jusqu’aux apothéoses à répétition des Festivals Interceltiques. Les stades de France pavoisés de Gwenn ha Du. La mondialisation de la Biniou Corporated… 
Mais loin des petits plaisirs intimes. Loin de l’émotion primale. Maro eo ma flijadur ! Ha tout ma holl esperans ! (*3)

(*1) Alain Cochevelou : Plus connu sous le nom d’Alan Stivell

(*2)Yod-Kerc’h : Bouillie d’avoine. Jusqu’en 1980, c’était aussi le titre d'une revue en breton rédigée par les étudiants bretonnants vaguement anars avec quelques collaborateurs extérieurs (dont Youenn Gwernig).

(*3) Mort est mon plaisir, ainsi que tous mes espoirs ! (Maro eo ma mestrez-Trad.)